Internet, démocratie, wikileaks et la panique morale

Conférence Internet et démocratie ce samedi 6 décembre aux Champs Libres, tout nouvel hôte de la Cantine numérique rennaise : Les Champs Libres avaient réuni Dominique Cardon, sociologue, auteur de l’ouvrage La démocratie Internet (éditions du Seuil/La République des idées), et Anne-Marie Kermarrec, directrice de recherches à l’INRIA, où elle dirige un groupe de recherche sur les algorithmes et systèmes distribués large-échelle. La rencontre était animée par Pierre Maura. En voici un bref compte-rendu.

« une vision radicale qu’il faut défendre »

En pleine « affaire », la question se devait d’être posée. Quand tous les tôliers de la place (politiques et journalistes) s’épanchent dans les médias traditionnels, criant au risque de totalitarisme et de dictature de la transparence, Dominique Cardon oppose une réponse sans appel. « Il n’y a rien de nouveau, nous sommes face à une situation que nous connaissons depuis longtemps, la question de la relation entre les coulisses et la scène ». Il ajoutait que le mandat du journaliste est flou, depuis toujours, il connaît de nombreux faits, petits et gros, qu’il décide ou non de publier. Alors que les journalistes traditionnels obtiennent leurs informations par des relations avec les hautes sphères du pouvoir et de la société, wikileaks vient détruire cette connivence entre les journalistes et les sources de haut niveau. Ce à quoi il ajoutait : « c’est une vision radicale de la démocratie qu’il faut défendre ».

décentraliser les données

Wikileaks est victime d’une chasse des états et des entreprises : Amazon refuse de continuer à héberger Wikileaks, Eric Besson réclame l’interdiction de l’hébergement du site de Julian Assange par OVH sur le territoire français (vieux réflexe pavlovien), Paypal bloque le compte de Wikileaks,  etc… Anne-Marie Kermarrec notait que l’on ne contrôle pas qui sont les clients d‘EDF, pas plus qu’on ne demande à EDF d’aller couper l’électricité aux personnes et entreprises soupçonnées de contrevenir à la loi. C’est là que se pose la question des données centralisées. Internet est un territoire de liberté menacé si on continue à centraliser les données : la centralisation permet l’interdiction et rend possible les attaques. Décentraliser les serveurs de données, permettre (par des nouveaux développements technologiques) de  rendre chacun acteur, dans l’utilisation d’internet, mais aussi dans le stockage et dans la réponse à des requêtes éviterait ces problèmes, et limiterait la capacité des gouvernements ou des sociétés commerciales à exercer des pressions.

Sur l’aspect démocratique d’Internet, quand d’autres le comparent au tout à l’égout de la démocratie, Dominique Cardon dit qu’Internet ne va pas à l’encontre de la démocratie, il la renforce : « l’Internet articule deux modes de conversation séparés : l’espace médiatique (TV, radio, médias traditionnels, sites d’information), et l’espace de la conversation (lettres, bavardage, etc…) ». Internet raccroche ces deux mondes sans les confondre dans ce qu’il appelle le « web en clair obscur », ajoutant que « cet espace de conversation est le fondement même d’un système démocratique », que « la souveraineté populaire est d’abord dans l’autonomie de la société civile ».

respecter la zone de clair-obscur

La grande peur suscitée par Internet n’est finalement pas différente de celle qui a eu court dans l’histoire dès que sont apparues des nouvelles technologies, comme le train, la radio, la télévision : « chaque fois qu’il y a une nouvelle technologie, il y a une panique morale ». Si les médias traditionnels, dans la foulée des politiques, se jettent systématiquement sur les faits divers glauques liés à Internet, ceux-ci sont en fait très rares (au regard des dizaines de millions d’utilisateurs, seulement en France). Il convient selon Dominique Cardon de respecter la zone clair-obscur qu’est la relation interpersonnelle sur le web. Sur le cas récent des deux personnes licenciées pour avoir critiqué leur responsable hiérarchique,  ce cas est le même que si une personne avait écouté à la porte une conversation privée avant de la reporter au responsable. « La zone de clair-obscur appartient à ceux qui la font, on ne devrait pas rentrer quand ce ne sont pas les nôtres ». Alors que le droit ne connaît que le privé et le public, il convient d’adapter, sinon la loi, l’interprétation que l’on en fait.

« de la bordure vient l’innovation »

Sur la révolution numérique, « cette petite mode américaine de generation Y » n’est qu’une utopie, les jeunes générations ne sont pas radicalement différentes des anciennes, elles ne bouleverseront pas la vie politique pas plus qu’elle ne développeront de nouvelles formes de coopération, par le simple fait d’être nées devant un écran interactif. Par contre, Internet permet l’encapacitation (empowerment), les citoyens ont la capacité à s’organiser rapidement et efficacement sur des sujets concrets, comme par exemple dans le cas de RESF. « Entre l’état et le marché, il y a un troisième acteur : l’auto-organisation de la société civile », et « de la bordure vient l’innovation ».

Internet n’est ni un risque, ni une alternative à la démocratie, le rôle des pouvoir public selon Dominique Cardon doit être celui de «  facilitateur, pour la recherche, et pour protéger cet espace d’autonomie indépendant du marché ». Le risque réside dans  la « verticalisation et la domestication de l’Internet par l’espace public », comme ce fut le cas pour la télévision et la radio. « La richesse d’Internet réside dans son imperfection », il ne faut surtout pas répondre à la  « tension politique sur la démocratisation des usages » en favorisant des systèmes fermés et propriétaires au nom de la qualité de services.  Au contraire, c’est la neutralité du net que nous devons défendre et protéger, l’accès de tous à Internet, d’où qu’il vienne, sans discrimination à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information transmise sur le réseau.

Content  d’avoir pu assister à cette rencontre aux Champs Libres, sur des thématiques en permanence maltraitées par les tenanciers des vieux médias, empêtrés qu’ils sont dans leur « panique morale »  et dans la préservation de leur pré carré.

Régis Chatellier

A lire :
Interview de Dominique Cardon par Internetactu
La démocratie Internet, Dominique Cardon, éditions du Seuil/La République des idées
Systèmes distribués dynamiques à grande échelle, Anne-Marie Kermarrec

6 Réponses pour “Internet, démocratie, wikileaks et la panique morale”

  1. Florence Sinoir écrit :

    Article vraiment intéressant. Merci Régis. Je n’avais pas pu assister à cette conférence et je suis bien contente de pouvoir avoir un petit retour.

  2. grammont écrit :

    Oui merci pour ce compte-rendu/article fort intéressant. J’amende un aspect du journalisme « traditionnel »:
    Plutôt que de connivence ne peut-on pas parler de soumission économique d’une part et de « dictature de l’auditeur » d’autre part. Cette dernière contraignant les dits « nouveaux médias » à nombre d’articles sur des faits divers et situations insolites, video Youtube à l’appui?

  3. Regis écrit :

    Je ne pense pas, ça n’a rien à voir selon moi. Il est question ici des sources de l’info, pas des récepteurs de l’information.

    Les sources ne viennent plus seulement des confessions des « puissants », la manière dont travaille le Canard enchaîné ou Mediapart par exemple (deux journaux non soumis à cette dictature de l’annonceur publicitaire).
    Les sources viennent d’ « amateurs », des personnes qui ont suivi d’autres voies, c’est là que cela change la donne et amène le métier de journaliste à se réformer, ou s’adapter en tout cas.

    D’ailleurs, de mon point de vue, les faits divers sont plus largement traités sur les médias dits « traditionnels » que sur les médias web. Pas moins en tout cas. Il suffit de regarder n’importe quel JT après une averse de neige.

  4. Erwan Corre écrit :

    Très bon texte qui relativise beaucoup d’idées reçues sur internet et son pouvoir. Un détail, qui a son importance il me semble : les moteurs de recherche et la manière dont ils organisent les données pour les rendre accessibles via les « résultats de recherche »… On se doute bien que les « algorithmes » de ces géants de l’internet (Google, Yahoo et Microsoft) sont immanquablement « orientés »… mais vers quelle « objectivité » ? Yahoo n’a-t-il pas avoué récemment « trafiquer » ses propres résultats pour avantager les revenus de ses liens sponsorisés ? (http://www.fullofideas.fr/marketing/un-scandale-fait-vaciller-le-business-model-des-majors-du-net/). Merci en tout cas pour votre travail ! Amitiés

  5. Regis écrit :

    Merci pour ce commentaire, et pour le lien !

  6. Parents, adolescents : où l’on reparle de Facebook | Le blog de l'association BUG – Rennes écrit :

    […] toujours bien en tête que le web est un espace public, ce qui ne veut pas dire visible de tous : Dominique Cardon parle d’espace en clair-obscur, quelque part entre le public et le privé. La solution à adopter est de toujours se poser la […]

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